12 mai 2007

L'Empire de la Honte

Rapporteur spécial à l'ONU pour le droit à l'alimentation, Jean Ziegler, auteur du livre réquisitoire «L'Empire de la honte», qui dénonce le nouvel «ordre cannibale» du monde, a donné l'idée au réalisateur autrichien Erwin Wagenhofer de réaliser un documentaire, lui aussi sans concessions, intitulé «We feed the world» (Nous nourrissons le monde), actuellement sur les écrans. Entretien avec un homme de combat à propos d'une cause qui nous concerne tous.

Jean Ziegler, où en est aujourd'hui la lutte contre la faim dans le monde ?
Elle recule ! Aujourd'hui, un enfant en dessous de dix ans meurt de faim ou de maladies liées à la malnutrition toutes les 5 secondes; en 2001, c'était un toutes les 7 secondes ... Cette même année, 826 millions de personnes ont été rendues invalides à la suite d'une sous-alimentation grave et chronique. Elles sont 841 millions aujourd'hui. Entre 1995 et 2004, le nombre des victimes de la sous-alimentation a augmenté de 28 millions de personnes. La faim est le produit direct de la dette puisqu'elle prive les pays pauvres de leur capacité d'investir pour leur développement économique, qui leur permettrait d'éradiquer la faim et la malnutrition. La faim est la principale cause de mort sur notre planète. C'est un assassinat de masse ...
Perpétré par qui ?
Par le nouveau pouvoir féodal, qui prend le visage des sociétés transcontinentales privées. Les cinq cents plus grandes sociétés capitalistes du monde contrôlent aujourd'hui 52% du produit intérieur brut de la planète. Cinquante-huit pour cent sont américaines. Ensemble, elles n'emploient que 1,8% de la main-d’œuvre mondiale et elles contrôlent des richesses supérieures aux avoirs cumulés des cent trente-trois pays les plus pauvres du monde. Leur unique moteur est l'accumulation de gains privés les plus élevés possibles dans le temps le plus réduit, l'extension conti­nuelle de leur pouvoir et l'élimination de tout obstacle social s'opposant à leurs décrets. Leurs stratégies de lob­bying, d'infiltration et de manipulation -des gouvernements, des parlements, de la presse et de l'opinion publique- sont incroyablement efficaces. Le capitalisme globalisé à l'échelle du monde prospère grâce à la faim et à la dette. Un cosmocrate n'a d'autre choix que d'être un prédateur sinon la concurrence le dévore.
Qu'est-ce qu'un cosmocrate ?
Cosmos et cratos sont des termes de grec ancien. Cosmos veut dire monde, cratos c'est le pouvoir ... Il n'y a jamais eu une telle concentration du pouvoir entre les mains de si peu de gens dans l'histoire de l'humanité.
Parlez-nous de la dette des pays pauvres. Pourquoi faut-il l'effacer ?
La dette est inique parce que les Etats pauvres sont obligés de rembourser des emprunts à des-taux prohibitifs. Il faut savoir que les pays pauvres versent annuellement aux classes dirigeantes des pays riches beaucoup plus d'argent qu'ils n'en reçoivent d'elles sous forme d'investissements, de crédit de coopération, d'aide humanitaire ou d'aide dite au développement. Par exemple, l'aide publique au développement consentie par les pays industriels du Nord aux cent vingt-deux pays les plus pauvres s'est élevée à 54 milliards de dollars en 2006. La même année, ces derniers ont transféré aux cosmocrates des banques du Nord 436 milliards de dollars au titre du service de la dette. Un exemple précis, le Brésil de Lula est obligé de payer une dette énorme pour les faramineux emprunts demandés aux banques internationales par la dictature corrompue qui a pillé le Brésil avant le rétablissement de la démocratie. Résultat: des milliers d'enfants brésiliens continuent de mourir de sous-alimentation, de malnutrition et de faim.
Comment notre agriculture tue-t-elle celle des pays du Sud et favorise-t-elle l'immigration ?
Prenons des exemples: au Sénégal, sur les marchés des grandes villes, vous pouvez acheter des légumes européens, des fruits européens pour un tiers des prix locaux. Or trente-sept des cinquante-deux États africains sont des États presque exclusivement agricoles. Le dumping européen détruit leur agriculture. Aucun paysan sénégalais ne peut s'aligner, même en travaillant comme une bête de somme. Que lui reste-t-il à faire ? Émigrer s'il en a encore l'énergie, émigrer au péril de sa vie en passant le détroit de Gibraltar. Le dumping économique détruit donc l'économie des pays et favorise le chômage, la mort ...
Mais la vente à perte des denrées alimentaires fonctionne aussi dans l'autre sens : tandis qu'en Europe les pommes pourrissent sur les arbres, on importe des Golden Delicious et des Breaburn de Nouvelle-Zélande et du Chili. Partout, c'est la petite et moyenne paysannerie qui trinque et met la clé sous la porte.
Le commerce équitable est-il une réponse ?
Il y a trois niveaux pour réagir à cet état de fait : pour les consommateurs conscientisés, acheter du commerce équitable, refuser d'acheter des légumes et des fruits hors saison, n'acheter que ce qui est produit dans votre pays ou dans votre région, sinon les acheter au travers des circuits du commerce équitable. Deuxième niveau, si on a de l'argent en donner à Médecins Sans Frontières, Terre des Hommes et au Secours Populaire, qui essayent d'alléger la misère. Troisième niveau, s'engager politiquement, lutter pour la suppression de la dette, exiger une autre politique agricole européenne.
Dans votre livre «L'Empire de la honte», vous prônez l'insurrection des consciences et vous faites référence à la Révolution française mais pas n'importe laquelle, celle de Gracchus Babœuf plutôt que celle de Robespierre, pourquoi ?
Babœuf est celui qui, dans la Révolution française, a tenu le discours le plus radical, c'est lui qui a repris l'idée du droit au bonheur, l'idée d'une révolution politique mais aussi économique, d'un bouleversement social qui conduit le peuple à la satisfaction de besoins élémentaires tels que manger et se loger. Il a été guillotiné. A son époque, c'était une utopie, il n'était pas possible de loger et nourrir tout le monde. Aujourd'hui, avec les progrès technologiques et scientifiques, on est en mesure de nourrir 12 milliards de personnes. Dans la réalité, un milliard et demi d'êtres humains souffrent de malnutrition. De l'autre côté, le nombre de riches augmente; en 2003 on comptait 7,7 millions de millionnaires en dollars, soit 500000 de plus qu'en 2002. Un pour cent des plus riches gagnent autant d'argent que 57% des personnes les plus pauvres de la Terre. Il y a quarante ans, 400 millions de personnes souffraient de la faim. Elles sont 840 millions aujourd'hui.
Comment en êtes-vous arrivé à des positions aussi radicales ?
Je suis issu d'un milieu bourgeois helvétique, d'origine alsacienne protestante. J'ai rompu très tôt avec ma famille. Enfant, j'ai été conscient de l'injustice sociale car là où je vivais, je voyais les ouvriers s'échiner au travail, les enfants abandonnés, la pauvreté ... Plus tard, j'ai exercé mon premier travail au Congo en tant que petit employé de l'ONU, c'était en 1964. Et j'ai vu des gens mourir devant moi, assassinés ... Alors je me suis juré que, quoi qu'il arrive, je lutterai contre ça. Quelles sont les forces auxquelles vous devez vous affronter dans votre travail à l'ONU ? Forces financières, politiques, bureaucratiques ?
Des forces terribles ! Je reviens du Guatemala. Là-bas, le revenu par habitant est de 5 000 dollars par an, ce qui est beaucoup. Or 19% des familles guatémaltèques possèdent, en collaboration avec les trusts américains, 72% des terres arables.
La plaine du Pacifique est couverte de melons, de bananes, de plantations de café latifundiaires ... et dans la montagne, sur des champs en pente, sans engrais, sans eau, les Mayas essayent de survivre en plantant du maïs. Quatre-vingt-cinq pour cent de la population guatémaltèque ,est constituée par ces Mayas. A 30 ans, les femmes ont l'air d'en avoir 80, les gosses souffrent de malnutrition, 90 000 d'entre eux sont morts de faim en 2006. Là-bas, on ne parle même pas de réforme agraire, les syndicalistes agricoles sont physiquement éliminés, trois évêques qui aidaient les paysans sans terre ont été assassinés récemment. Là, le problème c'est de lutter pour le cadastre. C'est-à-dire pour que l'Etat accepte que les Nations unies établissent un registre de la terre. Car les latifundiaires font reculer les terres mayas avec l'aide des pistoleros. Ils sont aidés en cela par le fait qu'il n'y a pas de registre foncier au Guatemala. La lutte maintenant, c'est d'obtenir de la Banque mondiale des crédits pour louer des hélicoptères pour que des géomètres puissent faire des relevés des propriétés actuelles. Alors, et seulement alors, pourra commencer la bataille pour la redistribution de la terre, pour la réforme agraire. Dans ce combat, les Américains ont demandé ma révocation, en disant que je dépassais mon débat. Quand j'étais dans les territoires occupés-palestiniens, les Américains et les Israéliens ont demandé que je sois révoqué également.
Avez-vous subi des menaces physiques ?
Oui, bien sûr, mais je ne veux pas en parler. Je connais tellement de gens qui mettent chaque jour leur vie en péril dans la lutte sur le terrain que moi, avec mon statut, je suis un privilégié parmi les privilégiés.
Quelle est la solution pour sortir le monde d'un tel marasme ?
Saint-Just disait: « Entre le peuple et ses ennemis, il n'y a rien de commun, rien que le glaive. »
Le glaive qui sépare et qui tranche ... Il faut recommencer la révolution. Entre la justice sociale planétaire et le nouveau pouvoir féodal, la guerre est permanente et l'antinomie radicale. Marat écrit « l'opinion est fondée sur l'ignorance et l'ignorance favorise extrêmement le despotisme ». Informer, rendre transparentes les pratiques des maîtres est la tâche première de l'intellectuel. Je ne suis pas un leader syndical, ni un chef de mouvement de libération. La destruction de l'ordre cannibale du monde est l'affaire des peuples. La guerre pour la justice sociale planétaire est à venir. L'espoir, l'espérance, c'est l'insurrection des consciences !

Entretien réalisé par et publié dans FO HEBDO