29 octobre 2011

vendredi 11 novembre à Toulouse

Liberté de conscience contre délit de blasphème

La Fédération de Paris de la Libre Pensée dénonce et condamne les actions de l’Institut chrétien CIVITAS visant à empêcher la représentation de la pièce “Sur le concept du visage du fils de Dieu“, du metteur en scène italien Romeo Castelluci, au Théâtre de la Ville à Paris.
Le délit de blasphème a été aboli en France en 1791 et la République garantit la liberté de conscience à tous ses citoyens grâce à la loi de 1905 de Séparation des Eglises et de l’Etat.
La liberté d’expression ne peut souffrir aucune limitation. La limitation à la liberté d’expression s’appelle la censure.
La Fédération de Paris de la Libre Pensée constate, sans surprise, la duplicité de la hiérarchie catholique sur les événements au Théâtre de la Ville qui ”condamne les violences perpétrées” mais demande “une liberté respectueuse du sacré”.
La Libre Pensée ne compte pas sur les Eglises pour défendre la liberté contre l’obscurantisme et le dogmatisme, ce qui reviendrait à leur demander de s’autodétruire !
La Libre Pensée appelle en revanche tous les laïques authentiques à se regrouper et à s’organiser pour faire barrage aux tentatives de tous les cultes de réinvestir la sphère publique et ce, avec la complicité de la plupart des élus, quelle que soit leur appartenance politique.
Quand des élus versent des subventions importantes à des cultes sous prétexte qu’ils s’occupent de services publics (crèches, par exemple), il ne faut pas s’étonner que les mêmes cultes estiment avoir leur mot à dire dans tous les aspects de la sphère publique, création artistique comprise.
La Fédération de Paris invite tous les laïques authentiques à participer à la réunion publique qu’elle organise le 9 décembre prochain sur le thème : « Fonds publics versés à des organismes religieux à Paris : les faits. La séparation des Eglises et de l’Etat toujours bafouée à Paris » (18h30, Bourse du Travail, rue du Château d’eau, salle Jean-Jaurès).
Paris, le 26 octobre 2011


Entretien avec Romeo Castellucci - Le Monde

Romeo Castellucci

Depuis jeudi 20 octobre, à l'appel de l'association fondamentaliste chrétienne Civitas, des extrémistes perturbent violemment les représentations, au Théâtre de la Ville, à Paris, de la pièce de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu, qu'ils jugent "christianophobe". Ces manoeuvres d'intimidation visent un des créateurs les plus importants d'aujourd'hui. L'Italien Romeo Castellucci, 51 ans, pratique un théâtre qui dérange, trouble et divise - y compris à l'intérieur de soi-même -, à l'image de ce spectacle. Sous un immense portrait du Christ peint par Antonello da Messina au XVe siècle, Sul concetto di volto nel figlio di Dio met en scène un vieil homme incontinent et son fils et mêle, avec une époustouflante beauté plastique, l'amour et la perte, le trivial et le sacré, en une polysémie qui laisse cours aux interprétations.

Comment réagissez-vous aux perturbations et aux menaces qui visent votre spectacle ?
J'ai l'impression d'un malentendu épouvantable. Sur le concept du visage du fils de Dieu n'a rien de blasphématoire ni de christianophobe. Mais ces activistes ne peuvent pas le savoir, car ils ne l'ont pas vu. On peut même voir le spectacle comme un chant d'amour pour le Christ, ce qui est le cas de certains spectateurs.

Vous placez sous le regard du Christ une situation triviale et éprouvante, qui voit un vieillard incontinent se répandre à plusieurs reprises...
Il est bien évident qu'il s'agit d'une métaphore. Je mets en place une stratégie spirituelle, un piège, qui consiste à commencer par une scène hyperréaliste pour arriver à la métaphysique. Il faut passer par cette matière, par cette porte étroite, pour aller vers une autre dimension. C'est une matière théologique : même la merde a été créée par Dieu, il faut l'accepter sinon on reste dans une dimension unidimensionnelle de Dieu. A partir de cette situation hyperréaliste, le spectacle devient peu à peu une métaphore de la perte de substance, de la perte de soi, qui est à mettre en parallèle avec la condition du Christ, qui a accepté de se vider de sa substance divine pour intégrer la condition humaine jusqu'au bout - y compris la merde...

Vous semblez mettre en scène une interrogation, avec cette phrase extraite du psaume 22 de la Bible, "You are my shepherd" ("Tu es mon berger"), qui devient "You are not my shepherd"...
Le doute est le noyau de la foi. Même Jésus a douté, sur la Croix ("Mon Dieu, pourquoi m'as-Tu abandonné ?"). On est loin de la caricature terrible qu'offrent ces extrémistes, qui font montre d'une forme de certitude purement idéologique. Or la foi est à mille lieues de l'idéologie : une chose purement personnelle et intime, fragile, intermittente, qui consiste à croire en l'incroyable - la résurrection, qui va à l'encontre de la réalité.
Qu'est-ce qui vous a fait choisir ce portrait du Christ par Antonello da Messina ?
Ce n'est pas un portrait comme les autres : il regarde dans les yeux chaque spectateur, qui est ainsi regardé dans l'acte de regarder, ce qui provoque une transformation de son état émotionnel et spirituel. Le regard de Jésus est une forme de lumière, capable d'éclairer comme un chant d'amour la trivialité de la situation.

Ce regard du Christ est aussi très ambigu...
Oui, il est indéchiffrable, c'est ce qui fait la force de ce tableau. Selon les moments, on peut y voir de l'indifférence, de l'ironie, voire de la cruauté.

Quelle est votre relation à la religion chrétienne, qui occupe une grande place dans votre travail ?
Dans mes spectacles, que je parle du diable ou de Dieu, c'est toujours pour parler de l'homme. Sur le plan personnel, c'est tellement intime... Un jour je crois, le lendemain non, mais j'ai toujours été fasciné par l'image du Christ, par le mystère de cette beauté, par cet "Ecce homo" qui fait de Jésus un homme. Le visage du fils de Dieu, à travers l'histoire de la peinture, a modelé celui de l'homme. L'invention du visage par la peinture, c'est le Christ.

Vous lisez beaucoup de textes religieux ?
La théologie, c'est une forme de philosophie, c'est toujours la confrontation de l'homme avec Dieu. J'aime énormément la Bible, qui est un livre d'une beauté formelle extraordinaire, le livre qui est à l'origine de tous les livres - on ne peut pas comprendre la littérature américaine si on ne l'a pas lue, par exemple. Je lis aussi beaucoup les textes des premiers âges du christianisme, ceux des Pères du désert. Ce sont des textes qui exigent une interprétation, pour lesquels il n'y a pas de lecture univoque, comme tous les textes religieux, d'ailleurs. Même l'histoire du Christ est ambiguë. C'est une matière qui demande de la sensibilité et de l'intelligence.

Etes-vous mystique ?
Non, pas du tout. J'ai une pensée bien plantée dans le mystère de la réalité, ce qui est l'exact inverse du mysticisme. Et puis tous mes spectacles ne sont pas religieux non plus, ce n'est pas chez moi une forme de spécialisation... Simplement, la religion fait partie de nos existences, elle est liée à des choses qui nous concernent tous : la peur de mourir, d'être abandonné... Toutes ces peurs archaïques que l'on retrouve aussi dans les contes de fées.

Avez-vous joué le spectacle ailleurs qu'en France ?
Oui, en Pologne, en Italie, en Espagne... Nulle part nous n'avons eu à faire face à ces intimidations, à ces tentatives de censure. Le spectacle suscite des discussions passionnantes et passionnées, comme à Avignon, avec les Frères bénédictins, qui y ont vu une forme d'art sacré. On m'accuse plutôt d'être trop chrétien ! Ce qui se passe à Paris est une première, inquiétante pour un pays comme la France.

Votre spectacle est pourtant loin, lui aussi, de donner lieu à une interprétation unique...
Je fais un théâtre du questionnement, de l'inquiétude, qui joue sur l'ambiguïté. Et tout est ambigu dans Sur le concept du visage du fils de Dieu : Jésus, la merde, qui est aussi de la lumière... Ce que je cherche, c'est à fendre en deux la conscience, à ouvrir une blessure pour que les questions puissent entrer profondément en nous. L'art repose entièrement sur cette condition de poser des problèmes, sinon il est purement décoratif. Dans notre monde, nous sommes gavés d'informations, mais quelles sont les informations justes dont nous avons besoin pour continuer à vivre ? Aujourd'hui, la religion a perdu sa capacité de poser des questions, et l'art a pris sa place. Je crois que ces extrémistes sont jaloux de cette spiritualité profonde qui s'est réfugiée dans l'art.
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Sul concetto di volto nel figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu), par Romeo Castellucci. Théâtre de la Ville, 2, place du Châtelet, Paris 4e. Tél. : 01-42-74-22-77. Du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 heures, jusqu'au 30 octobre. Puis au Centquatre du 2 au 6 novembre, et à Rennes du 10 au 12 novembre ; à Munich (Allemagne) les 25 et 26 novembre ; à Villeneuve-d'Ascq les 29 et 30 novembre ; à Anvers (Belgique) du 1er au 4 février 2012, à Breda (Pays-Bas) le 7 février et à Casalettio (Italie) les 17 et 18 février.

Propos recueillis par Fabienne Darge - Article paru dans l'édition du 27.10.11