12 août 2007

Très chers pédophiles

Polices d’assurance.
Démissions.
Dons des fidèles.

Voici comment les évêques américains affrontent l’urgence des indemnisations aux victimes du scandale.
Un article d'Enrico Pedemonte
paru dans L’ESPRESSO du 2 août 2007

« Mais l’Eglise catholique est vraiment assurée contre les prêtres pédophiles ? », se demande Jon Stewart en se frottant les yeux alors qu’il lit la dépêche de l’agence en affichant le plus perfide de ses sourires. Stewart est l’animateur du « Daily Show », demi-heure de satire aimée surtout des jeunes qui passe sur les ondes chaque soir à 11 heures et met en pièces la politique des USA. Aujourd’hui c’est le tour de l’Eglise catholique parce que le diocèse de Los Angeles a signé un accord l’engageant à payer 660 millions de dollars pour dédommager 508 victimes des prêtres pédophiles.
Il s’agit d’un dédommagement record pour l’Eglise américaine, mais le cardinal Roger Mahony se veut rassurant quand il montre les chiffres à la presse : 250 millions proviendront des comptes en banque de l’Eglise, renfloués par la vente de nombreux édifices, dont le siège administratif du diocèse qui à lui seul rapportera 40 millions ; 183 millions encore seront assurés par divers ordres religieux, même par ceux qui se sont tenus en dehors de l’accord et avec lesquels s’ouvrira un contentieux ; et les 227 millions restants seront déboursés par les assurances. « Des assurances ? », Stewart écarquille les yeux pour faire rire ses spectateurs. C’est bien ça, mais ce n’est pas à vrai dire une nouveauté.
Jusqu’au début des années 90, toutes les églises d’Amérique ont commencé à se protéger contre les abus sexuels. L’archidiocèse de Los Angeles ne révèle pas les termes des contrats, mais il est notoire que plus de la moitié des diocèses s’assure auprès de Catholic Mutual. Désormais il s’agit d’un marché énorme, qui va bien au-delà du monde catholique. GuideOne, une société d’assurances qui domine le marché protestant, révèle que les paroisses plus petites, avec un seul pasteur, payent cent dollars par an pour une couverture de cent mille dollars, tandis que les plus grandes versent six mille dollars pour être garanties à hauteur d’un million.
Dans le cas de l’archidiocèse de Los Angeles de nombreuses indemnisations sont dues à des faits survenus il y a plus de 15 ans, certains même dans les années 40, quand les assurances anti-abus n’étaient pas encore la norme. En 2003, le gouverneur de Californie en place, le démocrate Gray Davis, avait suspendu pour un an la prescription des délits d’abus sexuels sur mineurs. Il offrait ainsi à toutes les victimes, y compris celles du passé, la possibilité de mettre en cause leurs bourreaux et mettait l’Eglise en difficulté.
Mais cela n’explique qu’en partie pourquoi un tiers seulement des indemnisations négociées sortira des caisses des compagnies d’assurances. En réalité, celles-ci soutiennent que les responsables du diocèse n’ont pas exercé le contrôle nécessaire. Les contrats d’assurances sont clairs : les églises doivent garantir les minima standards de sécurité, par exemple s’assurer qu’un adulte ne soit jamais laissé seul avec un enfant.
Randall Balmer, qui enseigne la religion américaine à l’université de Colombia et dirige « Cristianity Today », soutient qu’il s’est agi d’un accord à bon marché pour le diocèse de Los Angeles : « S’il avait fini au tribunal, il aurait été obligé de payer plus du triple, parce que telle était la requête des victimes ». Pour Balmer, cela démontre non seulement les facultés de leadership du cardinal Mahony, mais également la vitalité de l’Eglise catholique américaine. Quand le scandale explose à Boston, en 2002, ils furent nombreux à craindre que non seulement le diocèse local, mais la totalité de l’Eglise états-unienne allait finir sur la paille. Pour finir, cette crise a coûté à l’archidiocèse plus de 150 millions de dollars. Le cardinal Bernard Law fut contraint à la démission pour avoir déplacé d’une paroisse à l’autre, pour le couvrir, John Geoghan, le prêtre accusé d’avoir abusé de plus de 130 garçons, qui est devenu le symbole de cette page noire de l’Eglise américaine.
Dans les cinq dernières années, pour payer les dettes, le diocèse a dû vendre son siège historique et les 29 hectares de terrain qui l’entourent, fermer 65 paroisses et une douzaine d’écoles et céder l’hôpital catholique. Cinq ans après, la restructuration va de l’avant : le cardinal Sean O’Malley vient d’annoncer la cession pour 65 millions des terrains restants autour du quartier général historique. La prochaine opération sera le transfert du siège dans un palais périphérique, propriété d’un milliardaire catholique. Un choix qui a suscité le regret public du maire de la ville.
Mais la crise de Boston n’est qu’un épisode de la catastrophe financière provoquée par le scandale. En s’en tenant aux seules données officielles, les indemnisations ont désormais atteint les 24 milliards de dollars, un chiffre monumental qui pour autant ne tient pas compte des sommes déboursées par l’Eglise dans d’éventuels accords privés pour mettre un terme aux dénonciations d’abus sexuels. Déjà, au début des années 90, il se disait qu’un milliard de dollars avait été payé dans ces conditions. Mais l’Eglise a résisté au tremblement de terre. Pour comprendre comment elle a fait, il suffit de jeter un œil sur son complexe cercle d’affaires qui, selon les estimations de Reuters, vaut 102 milliards de dollars…
La stratégie suivie pour sortir de la crise des prêtres pédophiles est partout identique : négocier durant des années sur ses indemnisations, éviter les procès publics, vendre les bijoux de famille pour remettre à niveau les bilans et quand c’est possible, se déclarer en situation de banqueroute pour payer le moins possible. Ils sont cinq diocèses déjà déclarés en banqueroute : San Diego (Californie), Spokane (Etat de Washington), Portland (Oregon), Tucson (Arizona) et Davenport (Iowa). Il y a un point qui unit tous ces cas et qui est devenu une stratégie générale de l’Eglise américaine : le refus de la part des diocèses de puiser dans les biens des paroisses pour régler les créanciers.
C’est le cas à San Diego, où le juge fédéral Louise DeCarl Adler émet une sentence pour ordonner au diocèse d’utiliser les propriétés des paroisses pour indemniser les 140 victimes. Cherchant à s’y retrouver entre les 780 comptes bancaires, le juge déclare : « Il s’agit du système de comptabilité le plus byzantin qui se soit jamais vu ». La même chose arrive à Davenport. Ici, le diocèse paraphe un accord pour verser 10,5 millions de dollars d’indemnités, mais confronté à des requêtes supplémentaires, il jette l’éponge et se déclare en situation de banqueroute. L’évêque dit que, une fois vendus tous les biens (y compris sa résidence) et encaissés les remboursements de l’assurance, il resterait en caisse 12,5 de dollars. Mais les créanciers demandent à contrôler des « transactions suspectes d’argent et de biens » survenues peu de temps avant la déclaration de banqueroute. Et par dessus tout, ils veulent pouvoir puiser dans les biens des paroisses, riches en palais. Mais le diocèse s’y oppose.
La stratégie future de l’Eglise est rendue explicite à Spokane, dans l’Etat de Washington, où les cas d’abus s'élèvent à 177, et où le diocèse a signé un accord qui prévoit 48 millions de dollars d’indemnisations. Dans ce cas, une fois encaissés les vingt millions de l’assurance, l’évêque William Skylstad, qui est aussi président de la Conférence épiscopale américaine, vend tout ce qu’il a pour honorer les engagements, y compris les bureaux diocésains et la maison dans laquelle il habite. Ensuite, il demande 10 millions de contributions supplémentaires aux paroissiens et 6,5 millions aux entreprises des cimetières et aux écoles catholiques. Pour finir, après avoir pressé le diocèse comme un citron, il dicte les règles de sa réforme : toutes les paroisses doivent se transformer en corporation, avec un conseil d’administration dirigé par le curé. Toutes les propriétés seront conférées à ces derniers : « C’est la paroisse le propriétaire des biens », écrit le père Steve Dublinsky, vicaire général du diocèse, dans « Indian Register », le journal diocésain. A quoi sert cette réorganisation ? « A donner de la stabilité au futur de l’Eglise », précise le père Michael Savelesky : « Ainsi les paroisses seront moins vulnérables si de nouvelles actions contentieuses sont menées contre le diocèse ou contre l’une des autres paroisses ». Skylstad étant le chef des évêques américains, il est aisé d’imaginer que c’est là la stratégie qui sera adoptée dans tous les Etats. Les propriétés ecclésiastiques étant morcelées en milliers de sujets économiques bien distincts du point de vue social, demain il sera impossible d’exiger des milliards d’indemnisations. Si les simples paroisses, ou un diocèse, ne sont pas en mesure de payer, ils seront simplement déclarés insolvables. Et les créanciers ne sauront à quelle porte frapper.
Les fidèles semblent apprécier ces efforts pour défendre le futur de l’Institution. Après un premier effondrement des dons, les oboles des catholiques américains sont passés de 6,3 milliards de dollars en 2004 à 6,6 en 2005 : certes pas une augmentation colossale, mais quoiqu’il en soit, plus que l’inflation. Et selon une étude du « Center for applied research in the apostolate » de l’Université de Georgetown, le pourcentage d’Américains adultes qui se définissent comme catholiques reste stable à 23 % : 69 millions de personnes qui disent aller à la messe une fois par semaine, exactement comme en 2000. Les catholiques, explique l’auteur de la recherche, Mark Gray, font la distinction entre les comportements fautifs de quelques membres de l’Eglise et leur foi.
C’est aussi le cas à New York, où les églises sont toujours combles malgré l’impopularité de l’évêque Edward Egan, surnommé « Mains-ciseaux ». Le diocèse de New York a été jusqu’à ce jour protégé du scandale, mais Egan a malgré tout adopté des méthodes draconiennes. Pour économiser, il a éliminé 21 paroisses suscitant des révoltes de rue parmi les 2 millions et demi de fidèles ; il a démoli l’église Sainte Brigitte dans East Village. Il a vendu la petite église Sainte Anne, à la place de laquelle a surgi un dortoir pour étudiants de l’Université de New York, haut de 26 étages : une hérésie pour les paroissiens. Plus récemment, il a cédé les « air rights » de l’Eglise de la Transfiguration, une petite église connue sous le nom de « Little Church Around the Corner » (entre la 29ème rue et la Cinquième Avenue) : un accord qui autorise la construction d’un gratte-ciel de 55 étages juste à côté. Les catholiques en révolte l’accusent de se comporter comme un dictateur, plus financier de Wall Street qu’évêque. Mais lui poursuit droit son chemin, taillant les rameaux morts. Parce que l’Eglise américaine est toujours le plus généreux donateur du Vatican, malgré la longue quarantaine due aux indemnisations des victimes des pédophiles. Et ce sont les évêques comme Egan qui ont accompli le miracle.