24 avril 2007

L'ordre de la "Société juste" contre "l'Europe apostate"

2) LA SOCIETE JUSTE
"Nous, chrétiens en Europe, considérons que cet espace de paix, de prospérité et de solidarité que visait l'établissement de la Communauté Economique Européenne en 1957 est désormais globalement réalisé, mais l'aboutissement du projet en une véritable Union politique est toujours en souffrance. Seule une telle Union nous permettra de relever les défis nouveaux auxquels nous sommes confrontés. Beaucoup craignent qu'elle ne se réduise à une simple autorité de régulation des marchés. En effet, les gouvernements des Etats membres se comportent pour l'instant en rentiers, vivant sur cet extraordinaire héritage, mais tardent à tracer de nouvelles perspectives pour l'Europe."
Déclaration du Groupe IXE, mars 2007


Qu'est-ce que le Groupe IXE ?
En mai 2000, les Semaines Sociales de France et le Comité Central des Catholiques Allemands, le ZdK, signaient un Manifeste pour une conscience européenne. Leurs objectifs ?
- Constituer un lieu d'observation critique de l'évolution de la construction européenne,
- être un lieu de réflexion en référence aux principes de la pensée sociale de l'Eglise pour s'exprimer et faire des propositions,
-mobiliser pour contribuer au succès de grandes manifestations à dimension européenne.
Depuis juin 2002, ce réseau est animé par un Groupe de Travail composé des représentants de douze pays européens et de la Commission des Episcopats de la Communauté européenne (COMECE) et a pris le nom d' "Initiative de Chrétiens pour l'Europe" (IXE).

Michel CAMDESSUS , Président du Fonds monétaire international de 1987 à 2000, Gouverneur Honoraire de la Banque de France en est un membre éminent, et même l’épine dorsale. Sa seule présence donne tout le poids politique de l’IXE et en fait un réseau plus qu’influent.
En 1905, l’Eglise a été chassée des affaires publiques par la grande porte grâce à la République, aujourd’hui elle revient par la fenêtre grâce à l’Union européenne.
L’IXE fait un constat, suite à la victoire du NON de mai 2005 :
"Au lendemain de l'élargissement de l'Union européenne de 2004 qui aurait dû être porteur d'espoir, l'Europe est aujourd'hui confrontée au doute et à la peur. Les difficultés du contexte international, le vieillissement démographique et la montée de l'individualisme et des égoïsmes nationaux fragilisent cette construction."
"A la veille du 50ème anniversaire du Traité de Rome, que constatons-nous ? La dynamique européenne est bloquée. L'adoption de l'euro a été un succès mais la réunification historique qu'a réalisée l'Union européenne avec l'adhésion de douze nouveaux Etats membres n'a pas été accompagnée par les réformes institutionnelles nécessaires à son bon fonctionnement, réformes pourtant en chantier depuis 15 ans.
Pourquoi une telle situation ? Le projet européen dispose dans certains pays de moins de soutien et d'adhésion des citoyens. Leur désenchantement à l'égard de l'Europe s'exprime presque partout dans la faible participation aux derniers scrutins européens et constitue la cause majeure du rejet du Traité constitutionnel par deux des États fondateurs - la France et les Pays-Bas - et, au-delà, de la crise actuelle.
"

L’IXE a ses exigences :
"Au-delà des adaptations institutionnelles, nous attendons des chefs d'Etat et de gouvernement qu'ils définissent une véritable Ethique de la gouvernance européenne :
- en préparant les opinions publiques à vivre dans un nouveau cadre institutionnel et à s'approprier les enjeux de l'Europe réunifiée,
- en renouvelant la coexistence dynamique entre les institutions européennes et les gouvernements nationaux pour éviter la renaissance des souverainismes,
- en réapprenant la subsidiarité, ce qui suppose une responsabilisation des acteurs, notamment au niveau régional, local, et de la société civile.
La transformation des consciences à l'égard de l'Europe suppose une réhabilitation du politique et une mobilisation des tous les acteurs potentiels d'une communication positive (…). Nous pensons que ce changement des mentalités ne dépend pas seulement de nos dirigeants politiques. A leur niveau, les acteurs de la société civile doivent aussi prendre des initiatives.
"
Ce qui est étonnant, c’est la similitude, pour ne pas dire les « copier-coller » entre ce texte de l’IXE et le Livre Blanc sur la Gouvernance de l’Union européenne paru en 2001.

Crise de la protection sociale ou crise du modèle social européen ?
Les dernières Semaines Sociales de France, qui se sont tenues à Paris les 24 et 25 novembre derniers, nous donnent les clefs, non pas de Saint Pierre, mais de ce mystère. Le bientôt nouveau président des Semaines Sociales de France, Jérôme Vignon, qui succèdera en 2007 à Michel Camdessus, y fait une conférence intitulée "Crise de la protection sociale ou crise du modèle social européen ? La conscience chrétienne peut-elle nous aider à répondre aujourd’hui à la question « qu’est-ce qu’une société juste ? »"
Jérôme Vignon, issu de Polytechnique – X = IXE ! -, est haut fonctionnaire à la Commission européenne. Il a été conseiller au secrétariat général de la Commission européenne sur les réflexions concernant la gouvernance européenne et il a donc été le chef de l'équipe Gouvernance qui a préparé le Livre Blanc. De 1974 à 1978, il préside le MCC (Mouvement Chrétien de Cadres et dirigeants). C’est un fidèle-fidèle de Jacques Delors : il est membre de son cabinet quand il est ministre des finances du gouvernement Mauroy, puis il devient en 1984 son collaborateur à la Commission de Bruxelles. Il est actuellement directeur à la Commission européenne chargé de la protection sociale et de l'intégration. Il préside les Assises chrétiennes de la mondialisation (ACM) qui regroupent les mouvements laïcs chrétiens français.
Voici donc quelques extraits de cette conférence édifiante. Qui veut, comme dirait Rabelais, « rompre l'os et sucer la substantifique moelle » de cet exposé, y retrouvera sans peine les arômes et les saveurs non seulement du Livre Blanc sur la Gouvernance de l’Union européenne, mais encore des déclarations des différentes institutions vaticanes sur le sujet et enfin des positions de certain(e)s candidat(e)s aux plus hautes fonctions de l’Etat. La parole est au Révérend père Vignon, "homme de gauche" et (très) haut fonctionnaire de l'Union européenne :
"Quelle contribution attendre des Chrétiens à l'orientation vers une société de justice, dans le contexte de "crise du modèle social" qui est le nôtre ? La démarche consistera à situer les Chrétiens comme partie prenante à un débat sur la justice qui ne nous a pas attendu. Nous devons en prendre acte pour mesurer où notre engagement est requis, où les Chrétiens pourraient apporter une "contribution", nourrie de l'esprit des Béatitudes. Pour faire simple, la démarche que je propose distingue entre la question d'une société juste(qui est l'expression en démocratie pluraliste d'un socle de principes communs normatifs, un peu comme un socle constitutionnel) et celle d'une société bonne qui prend parti, au-delà des principes communs, sur les actions concrètes qui donnent vie à ces principes, au nom d'une orientation morale.
Le modèle social européen construit au cours de 150 ans d’histoire industrielle et économique a été forgé par la nécessité d’établir la paix sociale en réponse à la question sociale issue de la condition ouvrière.
Dans ce modèle, la dimension de justice se manifeste particulièrement par :
- L'étendue des droits sociaux (droit à un travail ; droit à une protection en cas de perte ou d'absence de travail ; droit à une représentation collective)
- La dynamique du contrat de travail qui lie de façon réciproque le salarié et l'employeur.
On note au passage la résonance très forte entre la doctrine sociale de l'Eglise, depuis l'encyclique Rerum Novarum de Léon XIII et ce modèle social européen aux valeurs fortes :
le travail n’est pas une marchandise, les corps intermédiaires préviennent l’inégalité des contrats, le faible voit sa survie garantie par la solidarité de la protection sociale."

La « flexicurité » influence désormais la conception des politiques sociales et d'emploi.
"Par "flexicurité", il faut comprendre (...) une vision qui concerne l'ensemble des personnes constituant la population en âge de travailler dans la perspective du cycle de vie : étant admis que ce cycle comportera davantage de changements et donc davantage de transitions (c'est l'aspect flexibilité), comment donner à chacun davantage de maîtrise de son parcours grâce au ressourcement professionnel et familial, grâce aux revenus de remplacement, grâce aux "accompagnements personnalisés" ( c'est l'aspect sécurité)...
Tony BLAIR, social-démocrate, par ailleurs anglican engagé et très sensible à la foi catholique, un défenseur farouche de la thèse de la responsabilité, est-il moins chrétien que Romano PRODI, chrétien social qui reste très attaché à l'appui que chacun doit continuer de trouver dans des solidarités de voisinage et auprès des partenaires sociaux ? (...)

Comment la conscience chrétienne nous oriente-t-elle dans ce contexte en pleine effervescence de créativité sociale ?
Dans des situations de plus en plus complexes, la manière compte autant que la finalité ou l'objectif. Récemment, à l'occasion d'une confrontation d'expérience, que nous avions organisé à Bruxelles sur les processus de réforme des systèmes de santé, j'ai été touché par un échange de vues entre des praticiens suédois, luxembourgeois, espagnols, portugais et lettons. L'enjeu était le contrôle de la qualité en vue de la maîtrise des dépenses de santé, dans le secteur hospitalier. Ici transparaissait non pas l'organisation, mais la manière suédoise, faite d'une interaction continue et réciproque, entre un organe central qui émet des normes de qualité et d'efficience pour certains protocoles coûteux et les 21 districts suédois gérés de manière décentralisée. L'organisation, c'était dans ce cas la décentralisation, comme c'est de plus en plus la règle pour des situations complexes. Mais la manière, ce qui a suscité le plus de questions et d'échange, c'était l'interaction entre les niveaux géographiques, entre les responsabilités médicales et gestionnaires, une manière ouverte au dialogue et où la décision se rattache à une évaluation. Cette distinction entre "organisation" et "manière", entre structures et modalités suggère que le charisme chrétien, si on peut ainsi le nommer ne se situe pas dans le vent violent des réformes et de leurs annonces, mais dans la brise légère de la mise en oeuvre concrète, longanime. de leur application. Pour qu'une société soit juste, il faut certainement d'abord que les principes normatifs collectifs qui inspirent ses règles et ses lois soient justes. Mais cela ne suffit pas, il faut aussi que ces règles soient habitées par des justes."
La situation française
"Notre pays est certes plus laïc, mais sans doute moins profondément sécularisé que d'autres. Ce que nous perdons en visibilité institutionnelle (les Eglises ne font pas partie de l'appareil public), nous le gagnons en tant que composante chrétienne d'un pluralisme laïc. Les chrétiens font en France partie du corps social ; ils ont joué un rôle très actif dans la formation des institutions du social de notre pays. Souvenons-nous de l'extraordinaire discours de Martine AUBRY, à Lille en Septembre 2004, à l'occasion du centième anniversaire [des SSF], avec cette véritable litanie des réalisations pionnières en matière de prévoyance sociale, initiée en France par les militants sociaux chrétiens.
Nous serions bien mal venus, surtout nous exprimant comme Chrétiens, de céder au pessimisme, ou de rentrer dans la diatribe entre "décliniste' et partisans acharnés du "modèle français". Les Français, comme le montre le rapport qui vient d'être soumis par Jacques DELORS, président du CERC, au Premier Ministre intitulé "une France en transition", montre que les Français ont l'intelligence des changements nécessaires et qu'ils ont été d'importants ajustements de leur système social. Je pense particulièrement à la réforme récente des retraites, qui s'est attaquée au cœur de la difficulté à savoir l'allongement de la durée de vie au travail et l'inégalité de l'espérance de vie après le départ en retraite. Même la CGT, souvent citée comme bloc monolithique, est aujourd'hui le lieu d'un débat profond sur ce que constituent vraiment les intérêts matériels des travailleurs.
Je note ainsi qu'à Bruxelles, CGT, CFDT et CFTC font partie d'une même Confédération syndicale européenne, ce qui n'était pas le cas il y a 5 ans."

Ite missa est.