22 août 2008

La multiplication des petits euros (suite)

L'Eglise se convertit aux lois du marché
LE MONDE 21.08.08 - Claire Gatinois et Elise Vincent

Une fois la messe dite, entre deux confessions, à l'abri des regards des fidèles, l'évêque de votre diocèse est peut-être discrètement en train de surveiller les cours de la Bourse. De vérifier que la crise des subprimes n'est pas en train de dégénérer. Que la valeur de son portefeuille n'a pas chuté. Son pseudo sur le site Boursorama ? "Pie 12" ou "JP 2". La scène est fictive, mais pas totalement fantaisiste.
Depuis le 31 mai, les évêques de France ont en effet la possibilité inédite de souscrire à un fonds d'investissement dédié. Nommé Ethica, ce FCP - pour fonds commun de placement - a été proposé en mars aux représentants des 95 diocèses de France, lors de leur réunion annuelle, par la Conférence des évêques de France (CEF), la structure qui les chapeaute.
Ce portefeuille n'est toutefois pas un produit financier comme les autres. C'est un fonds catholique, éthique. Investi uniquement dans des actions d'entreprises conformes aux valeurs de l'Eglise, comme le respect de la vie, la promotion de la paix ou le rejet de la corruption. "Concrètement, cela signifie que nous n'achetons pas d'actions de laboratoires pharmaceutiques qui vendraient la pilule abortive", explique Charles-Antoine Smet, gérant chez Allianz Global Investors, la société de gestion qui a remporté l'appel d'offres des diocèses. Et les préservatifs ? "On ne va pas jusqu'à parler de contraception", indique-t-il.
Le filtre est déjà coercitif. Seules 38 % des actions cotées en Europe respectent les critères listés dans un document intitulé "Gestion des biens de l'Eglise : enjeux ecclésiaux/enjeux éthiques". Un dossier de vingt-cinq pages, dans lequel il est également expliqué que "les chrétiens doivent être rendus conscients des enjeux pratiques de la vie de leur Eglise : ni ignorance, ni honte, ni dissimulation".
Depuis deux ans, les évêques réfléchissaient à la meilleure manière de gérer les biens de l'Eglise. "Nous voulions un produit avec NOS principes éthiques, et pas ceux de quelqu'un d'autre, explique Jean-Michel Coulot, secrétaire général adjoint chargé des questions administratives et financières à la CEF. Il a fallu un an et demi de préparation pour arriver à un consensus."
Jusqu'ici, faute de mieux, les diocèses créaient leurs propres portefeuilles, investissant les deniers de l'Eglise, l'argent de la quête des paroisses qu'ils supervisent ou les legs dans des placements de "bons pères de famille". Des sicav monétaires pour l'essentiel, avec un rendement assuré, mais limité.
Les dons des fidèles baissent d'année en année. Ce fonds éthique est donc une aubaine pour doper les finances de l'Eglise, sans culpabilité. "L'objectif est de faire au moins aussi bien que le marché, et si on peut, à terme, aussi bien que les Bourses européennes (l'indice Eurostoxx 50)", détaille M. Coulot. "L'argent n'est pas mal s'il n'est pas notre maître", insiste Jean-Louis Posté, lui aussi de la CEF. Et ce dernier d'évoquer la visite du Christ à Zachée, le collecteur d'impôts qui finit par distribuer la moitié de ses biens aux pauvres. "En 1968, certains prêtres avaient peur de faire la quête, maintenant l'Eglise est plus décomplexée", constate-t-il. Le concile Vatican II y a sans doute aidé.
Fin juillet, l'encours du fonds Ethica a atteint 4,6 millions d'euros. "Arriver à 100 millions d'euros à terme, c'est crédible", présage même M. Posté. Un tiers des diocèses de France se sont déjà laissé tenter.
Parmi eux, Paris, Lyon, Nanterre, Annecy... Ce dernier a déjà mis 200 000 euros et compte monter jusqu'à 1 million d'euros d'ici un an. Pascal Delanoye, évêque adjoint du diocèse de Lille, lui aussi souscripteur, est enthousiaste : "Ce fonds, c'est le nôtre. L'Eglise a imposé ses critères, on ne s'est pas adaptés à un fonds existant ."
Pour le catholicisme, qui entretient un rapport ambigu, souvent alourdi d'un sentiment de culpabilité, avec l'argent, se mêler de finance est acrobatique. La pratique est toutefois assez courante pour d'autres religions. Les produits de finance islamiques, avec des fonds "charia compatibles", qui totalisent aujourd'hui près de 700 milliards de dollars (441 milliards d'euros) dans le monde, en sont l'exemple le plus important.

Quant à la religion protestante, "c'est elle qui a été à l'origine des fonds étiquetés ISR, pour investissement socialement responsable", rappelle Catherine Husson-Traore, directrice générale du cabinet spécialisé Novethic. Ainsi, les quakers américains ont été les premiers à investir en excluant de leur portefeuille les capitaux issus du commerce des armes, de l'alcool et du tabac...
Dans le catholicisme, quelques rares initiatives ont aussi été recensées. Bien avant les évêques, la Soeur Nicole Reille, économe à la congrégation Notre-Dame, avait monté en 1983, avec la société de gestion Meeschaert, un fonds d'investissement éthique, Nouvelle stratégie 50, pour compléter la retraite des religieuses. "Les communautés se transforment de plus en plus en maisons de retraite, ça nous coûte plus cher, et les ressources manquent", explique-t-elle.

Pour faire fructifier le patrimoine des religieuses tout en respectant les principes de l'Eglise, est ainsi née l'association Ethique et investissement. Son objectif : auditer les entreprises et les interroger sur les sujets qui fâchent pour, si possible, les faire évoluer. "A l'époque, on a soulevé quelques bombes", se rappelle Mme Reille, mentionnant notamment les questions posées au pétrolier Total sur ses investissements en Birmanie.

La plupart des diocèses de France n'ont toutefois pas encore osé sauter le pas et souscrire à Ethica. Quand ce n'est pas pour des raisons éthiques, c'est une question de moyens. Jouer en Bourse les quelques dons des fidèles, alors que les marchés tremblent, serait trop audacieux pour certains. "On est très heureux de ce que la Conférence des évêques de France a fait, mais on n'a pas assez de marge de manoeuvre pour souscrire à Ethica", signale ainsi Alain de Bovis, chargé des affaires financières à l'évêché de Marseille. "Ethica, c'est très bien, mais la priorité pour nous, c'est de réhabiliter une école pastorale à Athis-Mons", ajoute son homologue au diocèse d'Evry, Joëlle Delanoue.
Enfin, faire de l'argent avec de l'argent, est encore un interdit trop grand pour certains membres de l'Eglise catholique.
"Spéculer ? Jamais de la vie !", juge ainsi Paul Mouraud, prêtre depuis 1962 à Saint-Michel-Chef-Chef (Loire-Atlantique).