14 janvier 2007

Giordano Bruno et la puissance de l’infini

Giordano Bruno sur le Campo dei Fiori, face au Vatican
Interview de Philippe Forget
La Libre Pensée sur France Culture
dimanche 12 octobre 2003

Gérard Da Silva : Nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui notre ami Philippe Forget, philosophe, auteur d’une revue de réflexion : L’art du Comprendre. Pourriez-vous tout d’abord nous présenter votre revue, ses thèmes et ses collaborateurs ?
Ph. Forget : Bonjour. Je salue les auditeurs et auditrices de la Libre Pensée. La revue L’art du Comprendre est une revue d’anthropologie philosophique, d’anthropologie historique et d’herméneutique. Elle se consacre ainsi à l’étude des rapports de l’homme au monde, à soi et à autrui.
En effet, comme l’homme n’est pas un produit fini, il se construit en faisant, en tissant lui-même des mondes. Il s’agit de voir dans cette revue comment l’homme s’élabore et se transforme selon les métamorphoses du sens qu’opèrent progressivement, au fil de l’histoire, les sociétés
humaines. La revue s’attache notamment à saisir l’homme moderne dans sa genèse, sa généalogie et son déploiement. Quand à ses collaborateurs, ce sont principalement des philosophes, des anthropologues, la plupart universitaires. Les thèmes sont divers. La revue se propose d’étudier des auteurs comme Giordano Bruno, Goethe, Hanna Arendt ou alors des thèmes de réflexion qui concernent l’évolution historique et mentale des hommes comme : «L’écologie et les théories du vivant», «Qu’est-ce que l’humanisme ?», «Qu’est-ce que le pragmatisme ?».
G. Da Silva
: Ce numéro d’avril 2003 est consacré à Giordano Bruno. Pourquoi ?
Ph. Forget : Nous avons choisi Giordano Bruno parce qu’il nous a semblé tout à la fois être une figure inaugurale et intempestive. C’est en effet un penseur décisif pour la naissance et la légitimité des temps modernes. Penseur bien trop ignoré en France du fait, je pense, de l’esprit monarcho–catholique et de son souci d’ordre et de vérités acquises, qui irriguent encore trop les pouvoirs académiques et politiques. Bruno dérange toujours parce que c’est un penseur, non pas de la certitude fixée, mais des possibilités et ouvertures que recèle le déploiement des univers et qui font l’histoire des hommes.
G. Da Silva : La pensée de Bruno est-elle toujours d’actualité ?
Ph. Forget : Plus que jamais. Il faut en effet relire Bruno pour comprendre que les temps modernes ne sont pas issus de la sécularisation des idéaux chrétiens. Avec Bruno nous voyons comment une nouvelle image du monde, qu’il découvre et imagine, détruit la théologie médiévale, la scolastique aristotélicienne, le ressentiment moral de l’augustinisme, et donc l’ordre social, politique, qui s’ensuit. Avec Bruno également, c’est le matérialisme antique qui renaît, notamment celui de Lucrèce, d’Epicure. C’est aussi la nature féconde et poétique de Virgile et de Cicéron qui revient : tous cependant réinterprétés à partir du dépassement de Copernic et de ses découvertes astronomiques que Bruno reprend à son compte mais dont il tire toutes les conséquences philosophiques et cosmologiques. Copernic avait bien découvert que c’était la terre qui tournait autour du soleil, mais il n’en avait pas tiré la conséquence qu’il n’y avait plus de centre du monde. C’est Bruno qui découvre cet évènement inouï et central dans la naissance de la modernité : si la terre devient un astre banal, il n’y a plus de centre du monde, le monde devient infini, il n’est plus clos. Il n’y a donc pas un seul monde mais une pluralité infinie d’univers chez Bruno, formés par une matière infinie et infiniment plastique.
Je pense que la pensée de Bruno anticipe les découvertes et théories cosmologiques et astronomiques actuelles et qu’elle fonde également, en théorie philosophique, les possibilités transformatrices que portent, par exemple, les technobiologies, la biophysique et toutes les possibilités que recèle l’intelligence artificielle. Bruno confère toute son intelligibilité au dynamisme prométhéen , sinon faustien, des énergies modernes. Il faut dire que c’est un penseur de la liberté face aux univers clos et fixes des pouvoirs d’Etat, de l’Eglise et des bureaucraties qui étouffent la créativité des individus et des communautés humaines.
G. Da Silva : Fait-il encore peur à l’Eglise ou a-t-il été récupéré comme bien d’autres avant lui ?
Ph. Forget : Au sujet du procès de Bruno, l’Eglise n’est revenue aucunement sur son jugement, à l’inverse de son attitude vis-à-vis de Galilée, car Bruno est certainement aux yeux de l’Eglise bien plus révolutionnaire que Galilée. Galilée invente une nouvelle physique, mais il laisse, comme Descartes, le pouvoir sur les âmes à l’Eglise. Pour Bruno, l’homme n’appartient ni à Dieu ni au Christ, mais au jeu combinatoire, opératoire de la matière. Jeu infini dont l’homme est un contributeur. D’autre part, Bruno, dans ses principaux écrits se moque du thaumaturge Jésus, des prélats, et de cette «Bête triomphante», comme il la nomme, qu’est l’Eglise, et il milite avec une ironie féroce pour son expulsion hors de la cité des hommes et des oeuvres de de l’Homo Faber. Bruno, en ce sens, est peut-être encore plus irrécupérable pour l’Eglise que d’autres figures philosophiques, comme Machiavel, Diderot, Marx ou Nietzsche.
G. Da Silva : La controverse que mène Bruno sur la question de l’infini est-elle vraiment dangereuse pour le christianisme et si oui pourquoi ?
Ph. Forget : Elle est effectivement dangereuse parce que, pour l’Eglise, l’infini appartient au Dieu transcendant qui détient toute la puissance de l’infini. Alors que pour G. Bruno c’est la « materia prima », la matière première, immédiate aux univers, qui est le potentiel infini de leur déploiement. Donc Bruno redonne la puissance de l’infini au monde dans lequel nous, hommes, nous sommes, à cette immanence naturelle qui nous entoure. D’un côté un univers clos, régi par l’unique récit moral et théologique qu’édicte l’Eglise, un univers marqué par le péché et l’obsession du salut. Avec Bruno, de l’autre côté, je dirais un « multivers » ou un « plurivers » innocent, toujours ouvert à de nouvelles possibilités d’engendrement, de déploiement, et où l’homme en tant qu’Homo Faber doit et peut y affirmer ses oeuvres et son histoire. Avec Bruno et sa conception d’une matière infinie, opérative, jaillissante et simple, le dieu trinitaire, son péché, sa providence, son appareil clérical, ses églises, perdent tous sens pour l’univers des hommes. Au mieux, Bruno les conserve dans ses écrits comme le pôle négatif qui peut animer la connaissance dialectique des choses. A propos du pouvoir clérical, Bruno utilise la figure comique de l’âne et de ses deux espèces. D’un côté, il y a l’âne curieux, laborieux et patient, qui cherche la connaissance ; de l’autre sévit l’âne feignant, oisif et vaniteux, qui, au contraire, la tue. Pour Bruno, il est évident que l’Eglise encourage la passivité de l’esprit et donc l’asinité négative et paresseuse. L’Eglise est alors un pôle d’ignorance que le chasseur de connaissance et de savoirs doit nécessairement affronter et dépasser.
G. Da Silva : Dans la longue liste des victimes de l’Eglise, G. Bruno est en bonne place. Depuis toujours la Libre Pensée internationale en a fait une de ses figures emblématique. A votre avis, à tort ou à raison ?
Ph. Forget : Je crois que c’est à très juste raison que G. Bruno est une figure emblématique de la LP. En effet, son esprit de curiosité, sa passion de la liberté, sa célébration de l’imagination créatrice, son combat acharné jusqu’à la mort, contre tout dogmatisme, son enthousiasme (ici il faudrait parler plutôt d’«en-physiasme», remplaçant la racine «theos» -dieu- par celle de «physis» - la nature-), sa curiosité pour le cosmos, pour les affaires humaines et civiles, restent, à mon avis, particulièrement exemplaires et stimulants pour tous les penseurs, les libres penseurs et les caractères libres.
G. Da Silva : J’ai lu avec intérêt que la pensée de G. Bruno a fortement inspiré les conceptions de John Toland, premier parmi les premiers libres penseurs anglais, et que, d’autre part, il a influencé les premières loges maçonniques écossaises. N’y a-t-il pas là une contradiction ? Bruno servirait-il à tous et à tout le monde ?
Ph. Forget : Cette remarque est un peu étonnante. Vu les écrits de Bruno et son engagement pour la curiosité scientifique, l’amour du monde extérieur, il est loin d’avoir pu servir à tous le monde, et je vois mal Giordano Bruno, le Nolain (du nom de Nola, son village de naissance, proche de Naples), servir les appareils cléricaux ou bureaucratiques. Au contraire, Bruno a eu un rôle fécond, essentiel dans la formation des penseurs bouleversants, révolutionnaires ou révolutionnant, utopistes tels Galilée, Cyrano, Spinoza, Diderot, Goethe, Ernst Bloch. Ce fut également un grand poète. Il faut savoir aussi qu’il a eu un rôle non négligeable dans l’histoire de la littérature, bien que sans doute méconnu, en inspirant James Joyce. Celui-ci l’a reconnu comme un de ses inspirateurs et a même dit de Bruno, qu’à son sens c’était le véritable philosophe fondateur de la modernité.
G. Da Silva : Le chemin du Nolain, recoupe le chemin de la maçonnerie en Italie au moment de la lutte pour l’unité nationale contre les états pontificaux. Hasard ou nécessité ?
Ph. Forget : Je pense que c’était une nécessité. Il fallait, en effet, trouver un emblème de l’affranchissement de la tutelle de l’Eglise et Bruno incarnait cette émancipation héroïque de la conscience humaine, de la conscience de l’individu, face et contre la tutelle religieuse et politique. Par sa conception de l’univers, sa philosophie de l’histoire, sa pensée morale et politique, enfin son écriture innovatrice, tantôt de langue populaire, tantôt humoristique, tantôt poétique, Bruno incarne une fondation toujours neuve de toute philosophie opérative et de toute praxis féconde de figures nouvelles de l’homme, de sa cité et du monde. Je pense en ce sens là que Bruno nous apprend et nous incite à travailler sur nous-mêmes, à oeuvrer le monde, pour lui donner des figures meilleures et plus belles.
Il y a une esthétique de la politique chez Bruno et on peut dire à la suite de Bruno que toujours d’autres mondes sont possibles et que le Monde est toujours jeune.